Carrière de Rives, Isère, mars 2009
J’ai souvent pris le train Clermont-Ferrand - Grenoble durant ma dernière année d’études, en 1990 – 1991. Un jour, une drôle de rencontre m’invite à ouvrir le carnet.
Une femme, la quarantaine décoiffée, s’est assise dans le train derrière moi de l’autre côté du couloir. Elle regarde les vaches passer à travers les vitres, semble s’amuser à les suivre en les pointant du doigt. Le contrôleur s’avance et lui réclame son billet. Elle lui tend nerveusement le bout de carton, presque paniquée par l’intrusion de l’homme en uniforme. Tandis que le contrôleur poursuit son poinçonnage, la femme se met à parler à haute voix, à elle-même, ou à nous tous :
13H57 : Si les flics viennent nous chercher à 20 ans, ils viendront aussi à 40. Alors autant se suicider à 18.
14H06 : Qu’est-ce qu’ils ont fait les soldats américains en 1984?
14H14 : Le savoir, ça vous permet quoi? Eh bien de pouvoir rédiger une thèse plus rapidement!
14H40, elle dort écroulée sur sa tablette. La bretelle crasseuse de son soutien-gorge blanc dépasse du col de son chemisier.
16H01, elle se réveille, déconfite et éberluée.
16H03 : Mais vous êtes encore là, mademoiselle? Voyons, ne restez pas ici. Vous perdez votre temps, ça fait longtemps que je ne vous aime pas (...)
C’est comme l’affaire Barbie, on en parle encore un peu de temps en temps, mais...
16H13 : (inaudible) C’est marrant... Mais, ma pauvre dame, vous vous plaignez, mais vous en avez expertisé combien? Il y en a beaucoup d’autres dans votre cas qui ont les mêmes problèmes. Madame, à 44 ans, vous vous sentez encore capable de demander la main d’un homme, à son père ou à sa mère? Vous n’aurez que l’indifférence (...)
C’est ce comptable, qui jouait de la trompette... ou du piston.
Mais vous savez, madame, en 1976, ils sont allés voir Giscard pour m’empêcher de me marier. J’aime pas les histoires de d’Ornano.
16H21 : Mais c’est vrai, c’était en quelle année l’histoire de cette jeune femme qui n’arrivait pas à se marier parce qu’elle n’avait pas ses règles. 79? 78?... Enfin, en principe, on prend les cornichons par les oreilles.
16H26 : C’était une instit’... (inaudible). Les flics m’avaient dit : « on les aura! »
16H28 : Eh bien, le type a éjaculé sur l’autre fille. Et ça a atterri sur mes chaussures. Depuis, on le recherche.
16H31 : Les flics, franchement, à quoi ils servent quand on voit tous ces attentats qui éclatent? (...) Trouvez-vous une place à l’hôpital psychiatrique et évitez de me faire chier.
C’est réel, qu’est-ce qu’ils ont fait les flics après l’attentat hier soir au Pays Basque?
D’ailleurs, Katia était ma correspondante à l’époque. J’ai perdu le contact.
Je pense qu’on est tous pervers, parce que notre maman a accouché avec ses bigoudis (inaudible).
Quand on n’est pas capable d’avoir un enfant, on est envoyé à l’hôpital psychiatrique. Onzième étage, c’est le repos, ça. Au dixième. On y est : est ce qu’il faut changer de chemise?
C’est vrai, j’ai été à l’hôpital psychiatrique l’année dernière avant la guerre d’Irak. Je leur conseille pas de recommencer.
16H38 : On allait faire construire dans un lotissement. Il travaillait dans un laboratoire de recherche.
16H43, la dame sort précipitamment du train à la gare de Lyon Part-Dieu. Elle n’a pas de bagage.
17 mai 1991 (titre initial : « Dans le train »)
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