vers Udbina, Croatie, le 10 mai 2006
Il n’y a rien dans ce paysage, rien que quelques moutons broutant les nuages d’orage et des alouettes qui scandent leur liberté à tue-tête. Pourtant une silhouette a surgi sous les gouttelettes de pluie. C’est un homme sans âge et de grande taille, enfoui dans un long manteau gris et qu’une haute toque d'astrakan étire encore. Ses rapides enjambées dans cette sombre et lente vastitude lui donnent l’air d’un brigand en cavale. Il vient à notre rencontre et presque aussitôt je suis rassuré par son regard d’enfant et son sourire tout de malice édenté. L'homme est affable. Il se présente dans un français tout à fait correct et sort entre deux phrases quelques-unes de ses peintures glissées sous son bras. Les vives couleurs de ces toiles et leurs motifs merveilleux, colombes huppées, dragons gentils et fleurs immenses, tranchent bizarrement avec le décor austère. De sa passion avouée pour le dessin, il glisse vers une brève évocation de son enfance au milieu des montagnes. Il nous parle de son professeur qui lui a donné le goût de la langue française et de la France, de ses rêves jamais réalisés de découvrir Paris et d’arpenter les « Chambres Elysées ». Son visage ne se rembrunit pas quand il évoque ces cinq années de guerre : « Vous savez, ça a été terrible. Les mines, on ne pouvait plus marcher, ça explosait partout ». A l’écouter parler sans complaisance des malheurs passés et des difficultés encore présentes, je finis par regretter d’avoir refusé ses toiles. Mais l’homme a déjà rangé les tableaux contre son manteau et reprend le chemin de nulle part. Son regard contemple le ciel dévasté. Il m’adresse un dernier sourire sans dent, immuable, délivré : « Il faut croire en la vie. Il faut toujours garder l’espérance ».
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